Systématique, Opportuniste et Impitoyable : La machine du recrutement d’enfants soldats au Yémen 

Image source: (Pexels) https://www.pexels.com/fr-fr/photo/noir-et-blanc-yeux-visage-enfant-8387469/ 

Traduit par Astrid Bochnakian / GICJ 

Poussés par les exigences d’une pauvreté extrême ou endoctrinés par des milices, les enfants soldats yéménites grandissent sur les champs de bataille, sacrifiant leur enfance au profit des armes, du sang et d’une violence sans fin.

Contexte 

Selon les Principes de Paris sur l’implication des enfants dans les conflits armés (2007), un « enfant associé à une force armée ou à un groupe armé » est « toute personne âgée de moins de 18 ans qui est ou a été recrutée ou employée par une force ou un groupe armé, quelque soit la fonction qu’elle y exerce. Il peut s’agir, notamment mais pas exclusivement, d’enfants, filles ou garçons, utilisés comme combattants, cuisiniers, porteurs, messagers, espions ou à des fins sexuelles. » [1] Conformément au droit international, l'âge minimum légal pour le recrutement et l’utilisation d’enfants dans des hostilités est de 18 ans, le recrutement d’enfants de moins de 15 ans étant défini par la Cour pénale internationale (CPI) comme un crime de guerre.

Analyser le système de recrutement des enfants au Yémen nécessite de comprendre le contexte du conflit. La guerre civile yéménite a commencé en 2014 lorsque les rebelles Houthis ont pris le contrôle de la ville de Sanaa, entraînant un conflit prolongé entre les Houthis et les forces gouvernementales, reconnues internationalement. Le 23 décembre 2023, l’Envoyé spécial onusien pour le Yémen a annoncé que les belligérants s’étaient engagés à avancer vers un accord de cessez-le-feu. Cependant, les hostilités continuent, Iwith ayant intensifié ses attaques après que les Houthis aient détourné un navire dans la Mer Rouge le 19 novembre 2023. 

Selon le rapport annuel du Secrétaire général sur les enfants et les conflits armés , publié en juillet 2022, des soldats-enfants yéménites ont été recrutés par une myriade d’acteurs, y compris le Gouvernement du Yémen reconnu internationalement (GYRI), des milices pro-gouvernementales, les Houthis, la Brigade al-Hizam et l’État islamique [3]. Entre 2014 et 2021, les rebelles Houthis ont recruté plus de 10 000 enfants [4]. Depuis le 7 octobre 2024, les Houthis ont aussi intensifié le recrutement de combattants, avec des communiqués de presse mettant en avant les recrues récentes en tant qu’enfants. [5]

Recrutant des enfants-soldats depuis les années 1990, les Houthis ont construit un système de recrutement qui s’étend systématiquement aux communautés, mobilisant des intermédiaires, des écoles et des aînés de la communauté. Bien qu’ils aient signé un plan d’action avec les Nations Unies (ONU) en 2022 pour mettre un terme et empêcher le recrutement et l'utilisation d’enfants comme soldats, les Houthis restent les principaux responsables du recrutement d’enfants au Yémen. Alors que le mécanisme de recrutement d’enfants-soldats continue d’opérer, de plus en plus d'enfants yéménites se voient privés de leur droit à une enfance sûre et saine, avec des conséquences dévastatrices pour les perspectives de paix au Yémen après le conflit.

Recrutement par l’idéologie et l'endoctrinement 

Les cultures tribales au Yémen insistent sur l’honneur, la solidarité et la protection du groupe et de la terre à tout prix. De plus, les coutumes sociales yéménites lient le port d'armes avec la fierté et le pouvoir, une tradition qui s’étend aux enfants, en particulier dans les communautés rurales et dans les zones montagneuses. Dans la culture yéménite, les adolescents de 15 ou 16 ans sont souvent perçus comme des adultes devant travailler, plutôt que comme des enfants ou des adolescents. [6] Les Houthis ont répétitivement capitalisé sur cette notion pour faire pression sur les tribus pour obtenir des enfants-soldats pour leur effort de guerre. Pour obtenir une légitimité morale et religieuse et ainsi renforcer ses efforts de recrutement, les Houthis ont également renommé stratégiquement leur mouvement en Ansar Allah (Partisans de Dieu) afin de séduire les sunnites adeptes de l’école shaféite du droit islamique. Plus récemment, afin de renforcer leur message de résistance et d'héroïsme, ils ont affilié leurs attaques dans la Mer Rouge à un soutien à Gaza. Cependant, la population yéménite, et plus largement du monde arabe, voit que l’implication houthi ne vise qu’à soutenir l'expansion iranienne dans la région. 

Un pilier de l'endoctrinement systématique des Houthis est la manipulation des lieux d’éducation, qui sont transformés en camps d’été militaires. Selon le rapport de 2023 du groupe d’experts des Nations Unies sur le Yémen, des enfants âgés d’à peine 10 ans sont de plus en plus sujets à la propagande militaire et aux entraînements dans des camps d’été, qui impliquent plus d’un million d’enfants yéménites résidant dans les zones contrôlées par les Houthis. [7] Les enfants apprenant à utiliser de fusils d'assaut AK-47 et de lance-grenades, à effectuer des manœuvres de tir et à poser des mines. 

Dans certaines installations, les enfants reçoivent un endoctrinement intensif dans des croyances radicales et des idéologies sectaires, y compris la doctrine Hadawi, qui nécessite une soumission absolue au dirigeant houthi Abdul-Malik al-Houthi. De jeunes enfants se voient répéter qu’ils mènent une guerre sainte contre les pays juifs, arabes et chrétiens influencés par l’Occident. Plus généralement, les Houthis ont également une influence sur ces camps pour propager des notions glorifiées de jihad et de martyre, présentant la guerre comme étant une mission « noble » pour défendre le Yémen contre ses adversaires. [8]

Au-delà de l’idéologie, la stratégie de recrutement globale des Houthis s’étend pour créer des conditions sociales propices à renforcer les efforts de mobilisation et de rétention. Par exemple, ils organisent fréquemment des évènements et des activités militantes dans les mosquées, ainsi qu’un appareil médiatique glorifiant les enfants tués au front. 

Recrutement à travers l’exploitation de la pauvreté

Selon le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), 80% de la population yéménite lutte pour se nourrir et accéder aux services de base. [9] La crise économique yéménite a été aggravée par les Houthis et par le blocage de l’aide humanitaire par le Conseil suprême pour la gestion et la coordination des affaires humanitaires et de la coopération internationale (SCMCHA). 

Poussés au désespoir par une pauvreté abjecte, familles et enfants sont aisément attirés par des salaires de 20 000 rials yéménites (soit autour de $80), l’hébergement, le tabac et les paniers alimentaires offerts par les Houthis. [6] Évidemment, les Houthis à la fois créent et exploitent les conditions économiques terribles qui favorisent le recrutement. 

Manque d’opportunités d’éducation et de carrière comme facteurs aggravants 

De plus, l’état déplorable du système éducatif et des perspectives d'apprentissage (avec de nombreuses écoles traditionnelles transformées en camps d’été houthistes), combiné au manque d’opportunités professionnelles conventionnelles dans une économie de guerre, sont des facteurs qui ont conduit des enfants à chercher une vie sur le champ de bataille. [8] De plus, les Houthis ont manipulé le système éducatif en imposant des frais mensuels de 2 000 rials pour les enfants inscrits dans les écoles publiques. [10] Confrontés au coût élevé de l’éducation, les étudiants qui ne sont pas capables de payer ces frais sont souvent poussés à joindre les forces houthies pour générer des revenus pour leur famille. 

Recrutement par la menace et la coercition 

Dans d’autres cas, les enfants sont recrutés par la menace et la coercition. Le rapport de 2023 du groupe d’experts des Nations Unies sur le Yémen a établi que les familles qui refusent d’envoyer leurs enfants au recrutement militaire peuvent être privées d’aide humanitaire. Dans d’autres cas, les enfants peuvent être enlevés, détenus et soumis à des abus et de la violence sexuelle. [7]

Au-delà des Houthis : les multiples acteurs du recrutement 

Bien que les Houthis soient le principal auteur du recrutement d'enfants, cette pratique est aussi utilisée par la Brigade al-Hizam et les forces d’élite de Shabwah, un groupe armé majeur au Yémen, soutenu par les Émirats Arabes Unis. Des campagnes de recrutement sont souvent disséminées sur les réseaux sociaux, des appels tribaux et des groupes Whatsapp, où des pairs encouragent également à rejoindre des groupes armés. [8] Cependant, depuis que les recrues peuvent passer outre les limites d’âge minimum en falsifiant leurs certificats de naissance, il est difficile de quantifier de manière fiable ces pratiques de recrutement d’enfants. 

L’armée nationale yéménite utilise également des incitations financières pour recruter des enfants-soldats, avec la promesse de salaires bi-mensuels de 60 000 rials et des bonus annuels supplémentaires de la part de la coalition dirigée par l'Arabie saoudite. [8] Outre les incitations financières, l'affiliation politique des familles, l’influence des pairs et le ressentiment envers les incursions houthies sont d’autres facteurs incitant les enfants à rejoindre les forces armées gouvernementales. 

Les implications d’une enfance militarisée pour le futur du Yémen 

Les répercussions du recrutement généralisé d’enfants sont bouleversantes. Des enfants d’à peine 10 ans sont poussés au front, exposés au feu d’artillerie et instrumentalisés dans les combats, impliquant un risque lourd pour leur vie et pour leur santé. Le processus extensif d’endoctrinement, de militarisation et d’exploitation entraîne aussi un impact psychologique profond et des traumatismes qui peuvent par la suite entraver leur retour à la vie civile.

Finalement, les enfants sont la génération et les dirigeants de demain, en faisant un facteur vital de la résolution du conflit et de la paix pérenne au Yémen. Le retrait des enfants des opportunités éducatives et de développement risque de créer une génération perdue, affectant gravement les processus de reconstruction post-conflit et de justice transitionnelle. Cibler et démanteler le mécanisme de recrutement des enfants au Yémen est de fait essentiel pour envisager la paix au Yémen. 

Position du Geneva International Centre for Justice (GICJ)

Le Geneva International Centre for Justice (GICJ) condamne les pratiques de recrutement d'enfants-soldats, qui violent le droit international et privent les enfants de leur droit à une enfance sûre et saine. À cet égard, le GICJ réitère également que défendre le droit à une enfance saine, au développement et à la protection de l’enfance est nécessaire pour construire la paix durable dans toute société. 

En 1999, le Yémen a ratifié la Convention des droits de l’enfant, interdisant le recrutement d’enfants de moins de 15 ans dans les forces armées nationales et limitant le recrutement d’enfants de moins de 18 ans par l’État yéménite. Le GICJ implore les autorités yéménites de respecter leurs engagements vis-à-vis du droit international et de renforcer sa législation pour décourager les auteurs de ces actes.

Finalement, le mécanisme de recrutement d’enfants est étroitement lié à des problèmes systémiques tels que les crises économiques, le manque d’opportunités éducatives et la sensibilisation limitée de la communauté. De fait, le GICJ appelle la communauté internationale à soutenir des approches compréhensives qui visent les causes du recrutement d’enfants, notamment la manipulation de l’aide humanitaire et la privation d’opportunités éducatives et professionnelles.. 

En outre, le GICJ appelle la communauté internationale à s’opposer à l’environnement de violence banalisée façonné par les violations continues du droit international humanitaire et des droits humains dans la guerre civile au Yémen, et à dénoncer la prévalence de l’impunité qui permet à de tels abus de perdurer. 

[1] Principes et lignes directrices sur les enfants associés aux forces armées ou aux groupes armés, https://childrenandarmedconflict.un.org/wp-content/uploads/2012/05/Les-Principes-de-Paris-Fr-1.pdf 

[2] Recrutement et utilisation d’enfants - Bureau du représentant spécial du Secrétaire général pour les enfants et les conflits armés https://childrenandarmedconflict.un.org/fr/six-grave-violations/recrutement/ 

[3] Secrétaire général - Rapport sur les enfants et les conflits armés https://childrenandarmedconflict.un.org/document/secretary-general-annual-report-on-children-and-armed-conflict/ 

[4] Rapport « Militarized Childhood », Euro-Mediterranean Human Rights Monitor et SAM for Rights and Liberties, https://euromedmonitor.org/uploads/reports/childrenyemenrepen.pdf 

[5] « Yemen: Houthis Recruit More Child Soldiers Since October 7 », Human Rights Watch, https://www.hrw.org/news/2024/02/13/yemen-houthis-recruit-more-child-soldiers-october-7 

[6] « Child Soldiers in Yemen: Cannon Fodder for an Unnecessary War », Arab Center Washington DC, https://arabcenterdc.org/resource/child-soldiers-in-yemen-cannon-fodder-for-an-unnecessary-war/ 

[7] « Lettre datée du 2 novembre 2023, adressée au Président du Conseil de sécurité par le Groupe d’experts sur le Yémen », https://digitallibrary.un.org/record/4028446?ln=en&v=pdf 

[8] « Yémen », UNPFA, https://www.unfpa.org/yemen# 

[9] « Child Soldiers in Marib and Shabwa », Sana’a Center for Strategic Studies, https://sanaacenter.org/publications/main-publications/23389 

[10] « مدارس أهلية بصنعاء وإب للمشهد اليمني: مكاتب التربية تمارس بحقنا البلطجة الممنهجة والابتزاز وتهددنا بالإغلاق », https://www.almashhad.news/259511 

GICJ Newsletter