L’instrumentalisation du droit : Gaza et l’effondrement des protections humanitaires”
Image Source: (Flickr) https://flic.kr/p/5RG6u2
Traduit par Hind Raad Gathwan/GICJ
Introduction
Le monde a assisté avec horreur à la transformation de Gaza en cimetière par l’armée israélienne. Des familles entières doivent extraire les corps de leurs proches sous les décombres de bâtiments ciblés et détruits par des frappes aériennes israéliennes. Des hôpitaux ont été réduits en poussière sous les bombes israéliennes, volontairement anéantis. Des fosses communes accueillent désormais les corps de travailleurs humanitaires non armés, facilement identifiables et ne présentant aucune menace, exécutés et enterrés sous l’occupation israélienne. Il ne s’agit pas d’accidents. Ce sont des actes délibérés, menés en pleine conscience des conséquences pour les civils.
Malgré cette brutalité flagrante, des États puissants continuent de couvrir ces actes derrière le langage technique du droit international humanitaire (DIH). Le problème ne réside pas dans le droit lui-même, mais dans son instrumentalisation par ceux qui l’interprètent au service du pouvoir plutôt que de la justice. Francesca Albanese, Rapporteure spéciale de l’ONU sur la situation des droits de l’homme en Palestine, a qualifié cette manipulation de « camouflage humanitaire » utilisé pour légitimer la violence génocidaire à Gaza [1]. Israël commet ces crimes au grand jour, en sachant parfaitement que son impunité reste assurée par le silence, voire la complicité, de ceux qui prétendent faire respecter la loi.
Quand la mort des civils est jugée “légale”
L’une des réalités les plus troublantes du DIH est que la mort de civils n’est pas toujours considérée comme illégale. Le principe de proportionnalité permet ce qu’on appelle sinistrement des « dommages collatéraux », à condition que l’avantage militaire escompté ne soit pas surpassé par le préjudice attendu pour les civils. Il s’agit d’une équation juridique qui fait totalement abstraction des conséquences morales. Albanese a averti qu’en présentant l’ensemble de la population palestinienne comme terroriste ou complice, Israël réduit toute présence civile à un dommage collatéral potentiel, vidant ainsi le principe de proportionnalité de toute valeur protectrice [2].
Israël a exploité ce principe pour justifier des attaques répétées contre les infrastructures civiles de Gaza. Il revendique la protection légale offerte par le principe de proportionnalité tout en bombardant l’une des zones urbaines les plus densément peuplées et assiégées au monde. Le coût humain est dévastateur.
En octobre 2023, des frappes israéliennes ont visé le camp de réfugiés de Jabaliya, une zone résidentielle densément peuplée, tuant plus de 100 civils, dont environ 69 enfants, et blessant 280 autres. Israël a affirmé avoir ciblé un commandant du Hamas, et qualifié les morts de regrettables mais légales [3]. Ce n’était pas une erreur de jugement. Israël connaissait les conditions du camp. Il savait que des familles vivaient dans chaque immeuble, que des enfants remplissaient les rues. L’attaque a eu lieu malgré tout.
Il s’agissait d’un massacre, perpétré en pleine connaissance de cause. Le droit international n’autorise pas le bombardement de zones civiles pour atteindre un individu. Israël a déformé le principe de proportionnalité en un bouclier d’impunité, non pour limiter les dommages, mais pour les justifier. La loi n’autorise pas la destruction de camps de réfugiés ni le massacre de civils. Lorsqu’aucune sanction ne suit ces actes, le droit ne protège plus les innocents, il protège les coupables.
La disparition de la ligne entre combattants et civils
Le droit international établit une distinction claire : les combattants peuvent être pris pour cibles légalement ; les civils doivent être protégés. Ce n’est pas une zone grise. C’est un fondement du droit de la guerre. Mais que se passe-t-il lorsque cette distinction est intentionnellement effacée, lorsque des civils sont tués puis présentés comme des combattants pour justifier l’acte ?
C’est précisément ce qui s’est produit à Rafah le 23 mars 2025. Les forces israéliennes ont attaqué un convoi humanitaire composé de secouristes, de membres de la défense civile et de personnels des Nations Unies. Les véhicules portaient des marquages clairs. Le convoi avait été coordonné par les canaux militaires officiels. Il n’y avait aucune ambiguïté sur leur identité, leur rôle ou leur conduite. Ils ne représentaient aucune menace. Et pourtant, ils ont été attaqués.
Le pire a suivi. Les victimes ont été retrouvées dans une fosse commune, les mains liées, certaines auraient été exécutées à bout portant. Ce n’était pas une erreur ou un chaos de champ de bataille. C’était une frappe intentionnelle, suivie de la dissimulation des preuves et de la fabrication d’un faux récit.
Israël a d’abord défendu les meurtres en invoquant la nécessité militaire et des menaces présumées. Mais une fois que des vidéos ont montré le convoi humanitaire, marqué, immobile et sans menace, le récit a changé. Ce n’est qu’alors que les autorités israéliennes ont parlé d’« erreur tragique » [4]. Sans ces images, le monde aurait, une fois de plus, entendu que la « nécessité militaire » justifiait les morts. L’ONU a condamné l’attaque et appelé à une enquête indépendante. Mais une condamnation seule ne rend pas justice. La vérité est claire : des civils ont été ciblés délibérément, et Israël a tenté de se cacher derrière un mensonge.
Cette attaque à Rafah n’est pas seulement une violation du DIH, c’est une attaque contre le principe même de la protection des civils. Lorsqu’un État tue des travailleurs humanitaires, cache les preuves et invoque des justifications juridiques fallacieuses, il doit en répondre. Il ne peut y avoir de place pour l’ambiguïté. Ce qui s’est passé à Rafah n’était ni légal ni défendable. C’était un crime, et le silence face à ce crime ne garantit que sa répétition.
Quand les hôpitaux deviennent des cibles
Une autre caractéristique récurrente de ce conflit est la cible que représentent les objets dits « à double usage », c’est-à-dire les structures civiles supposément utilisées à des fins militaires. Selon le DIH, une installation civile peut perdre sa protection si elle est utilisée pour un avantage militaire. Toutefois, cette disposition est de plus en plus instrumentalisée.
Le 13 avril 2025, l’hôpital arabe Al-Ahli à Gaza a été frappé par des frappes aériennes israéliennes. Bien que l’établissement ait apparemment été évacué après un avertissement, l’attaque a détruit des infrastructures vitales et porté un coup dévastateur à un système de santé déjà surchargé. Les autorités israéliennes ont affirmé que l’hôpital servait à stocker des armes du Hamas [5]. Cette explication suit un schéma répété : une accusation d’usage militaire apparaît, la frappe suit, et la légalité est proclamée. L’hôpital servait les civils. C’était l’un des derniers endroits où les blessés pouvaient être soignés. Le réduire en ruines sous couvert de déclaration ne rend pas l’acte légal. Cela révèle l’intention d’éliminer les bouées de sauvetage civiles par un langage soigneusement choisi.
Même lorsqu’un usage militaire est établi, le DIH oblige toutes les parties à respecter les principes de précaution, de vérification et de proportionnalité. Dans des zones densément peuplées comme Gaza, où les infrastructures civiles sont limitées et la population sans refuge, les civils sont souvent contraints de coexister avec des combattants. Israël exploite cette réalité pour justifier des attaques répétées contre des zones civiles et utilise le langage juridique pour présenter ces frappes comme légitimes. Présenter ces attaques comme légales ouvre la porte à de nouvelles violations et prive les civils de la protection que le droit est censé leur garantir.
Justifications juridiques et boucliers politiques
À cette manipulation du langage juridique s’ajoute un problème plus profond enraciné dans la politique : un système de protection qui permet la répétition des violations sans conséquence. Cette protection politique bloque les tentatives d’enquête sur les actions d’Israël, notamment par l’usage répété du droit de veto au Conseil de sécurité des Nations Unies, le plus souvent par les États-Unis [6]. La Cour pénale internationale (CPI), chargée de poursuivre les crimes de guerre, a été menacée de sanctions simplement pour avoir envisagé des affaires impliquant des responsables israéliens [7]. Le problème n’est pas l’absence de normes juridiques. C’est le choix délibéré de les étouffer lorsqu’elles concernent Israël.
Conclusion
Le droit international humanitaire existe pour contenir la guerre, non pour en permettre les excès. À Gaza, ces limites se sont effondrées sous le poids d’une distorsion juridique délibérée. Israël a utilisé le langage du droit pour justifier l’injustifiable : la mort de civils, le bombardement d’hôpitaux, l’exécution de travailleurs humanitaires. Ce ne sont pas des erreurs d’interprétation, ce sont des manipulations calculées. Lorsque le droit devient un bouclier pour les puissants plutôt qu’un rempart pour les sans défense, il cesse de fonctionner comme droit.
La situation actuelle, dans laquelle des arguments juridiques sont employés pour dissimuler et légitimer un préjudice massif aux civils, a corrompu à la fois la crédibilité des cadres juridiques internationaux et l’intégrité de ceux chargés de les faire respecter. La vie des civils ne doit pas être sacrifiée pour des intérêts géopolitiques. Le raisonnement juridique ne doit pas servir de camouflage à des crimes de guerre.
Le Geneva International Centre for Justice (GICJ) affirme que le droit doit retrouver sa fonction essentielle : la défense de la dignité humaine, même en temps de conflit armé. Les actions menées par Israël ont mis en lumière le danger que représente la soumission des principes juridiques à la volonté politique.Nous appelons à la mise en place urgente de mécanismes indépendants de reddition des comptes, capables d’enquêter sur ces violations et de poursuivre les responsables, sans exception ni complaisance.Il ne s’agit pas d’une question d’interprétation, mais de justice. Le moment d’agir est venu, avant que les normes juridiques ne soient réduites au silence et que la justice ne soit perdue à jamais.
Position du GICJ : Condamnation de la manipulation du droit international humanitaire
Le (GICJ) affirme que la véritable justice exige à la fois une clarté morale et une expertise juridique. Assurer la responsabilité des auteurs implique une compréhension approfondie des cadres juridiques qu’ils manipulent, des limites qu’ils transgressent, et des justifications qu’ils avancent pour des actes que le droit humanitaire international est censé prévenir. Le GICJ rejette fermement l’idée que le droit puisse être déformé pour masquer des atteintes répétées contre les civils. Comme on peut le constater dans la manière dont les principes du DIH sont déformés a posteriori pour justifier des comportements illégaux, ce qui est juridiquement admissible ne répond pas toujours aux exigences de la vraie justice. Une telle manipulation du droit international constitue un abus grave qui menace directement la protection des civils.
Le GICJ dénonce également la politisation du droit international et l’application sélective du DIH, exhortant les institutions internationales à respecter leurs mandats avec intégrité et cohérence. La responsabilité ne doit jamais être sacrifiée à des considérations diplomatiques. De même, la protection des civils ne doit pas être subordonnée à la politique du pouvoir, mais doit demeurer ancrée dans des normes juridiques inébranlables.
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[1] Francesca Albanese, Anatomy of a Genocide: Report of the Special Rapporteur on the situation of human rights in the Palestinian Territory occupied since 1967, A/HRC/55/73, UN Human Rights Council, March 2024. Available at: https://www.ohchr.org/sites/default/files/documents/hrbodies/hrcouncil/sessions-regular/session55/advance-versions/a-hrc-55-73-auv.pdf
[2] ibid.
[3] ibid.
[4] Wafaa Shurafa and Lee Keath, 'Israeli troops killed 15 Palestinian medics and buried them in a mass grave, UN says' (Associated Press, 31 March 2025) https://apnews.com/article/f34b6ecc985d9127265a400bd52c72b7
[5] Associated Press, 'Israeli airstrike hits hospital entrance in Gaza, killing medic and wounding 9 other people' (AP News, 15 April 2025) https://apnews.com/article/24a021daf95ee5e90007cc7205506b7f
[6] United Nations, 'Veto of Security Council Resolution Calling for Ceasefire in Gaza Emboldens Israel to Continue Crimes against Palestinian People, Speakers Tell General Assembly' (5 March 2024) UN Doc GA/12586 https://press.un.org/en/2024/ga12586.doc.htm
[7] United Nations, 'Monthly Bulletin: Action by UN System and Intergovernmental Organizations Relevant to the Question of Palestine – May 2024' (31 May 2024) https://www.un.org/unispal/document/may24-monthly-bulletin-31may24/