48ème Session des Droits de l’Homme


Du 13 septembre au 8 octobre 2021


ORDRE DU JOUR 2 : Rapport annuel du Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme et rapports du Haut-Commissariat et du Secrétaire général


Dialogue Interactif sur le rapport du Groupe d’experts éminents sur le Yémen
14 septembre 2021


Par Louise Requin
Traduit par Alexandra Guy

Résumé

La guerre civile au Yémen oppose la milice Houthi au gouvernement yéménite légitime, dont le président Hadi est associé à une coalition saoudienne. Le conflit a divisé le pays en deux : le Nord contrôlé par les Houthi et le Sud contrôlé par le gouvernement.

Après avoir conduit des recherches à distance, le Groupe d’experts éminents a publié son rapport sur les violations des droits humains au Yémen. Les résultats sont lourds : détentions arbitraires violentes, ciblant particulièrement les défenseurs des droits humains et les journalistes, violences sexuelles contre les femmes détenus par les Houthis, manque d’accès à la nourriture, aux médicaments et au carburant en raison du blocus. Les attaques aériennes continuent d’avoir lieu, même après avoir été reconnues comme une violation du droit international par la communauté internationale, en raison de son caractère discriminatoire et disproportionnel.

Les Etats membres et les organisations de la société civile ont discuté des résultats du rapport présenté, ainsi que de la légitimé du mandat du Groupe d’experts. La coalition et les pays alignés ont rejeté les résultats du Groupe et ont souhaité que son mandat ne soit pas renouvelé. Ils ont préféré soutenir la commission d’enquête nationale. Ils ont appelé la communauté internationale à faire de même. Les pays occidentaux, eux, ont exprimé un profond soutien au mandat du Groupe d’experts éminents.
Les recommandations du Groupe sont les suivantes :


- Soumettre la situation au jugement de la Cour Pénale Internationale
- Elargir la liste des personnes sanctionnées
- Mettre en place une enquête pénale indépendante
- Pour les Etats hors du conflit, enquêter sur les crimes de guerre
- Créer un tribunal spécial pour le conflit au Yémen

GICJ salue les efforts du Groupe d’experts pour informer la communauté internationale sur les violations des droits humains au Yémen. Cependant, nous déplorons le manque d’informations sur le rôle de l’Iran dans le transfert d’armes aux Houthis. La guerre civile au Yémen est un conflit indirect entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. Le Groupe aurait dû mettre en avant cet aspect du conflit. De plus, le Royaume Uni, les Etats Unis et la France sont les principaux fournisseurs d’armes de la coalition saoudienne. Le conflit continue en partie à cause de leur implication, ce qui devrait être mis en avant. Enfin, GICJ signale la dangerosité de la nomination des Houthis comme « autorité de fait » dans le rapport, car cela reconnaît un pouvoir à l’organisation terroriste qu’elle ne devrait pas avoir.


Contexte de la guerre civile au Yémen

Le conflit au Yémen dure depuis 2014, date à laquelle la milice Houthi a pris la Capitale, Sanaa. Les Houthis ont obligé le gouvernement yéménite, présidé par Mr Hadi, à fuir vers le Sud tandis ce qu’ils prenaient le contrôle du Nord. En 2016, une coalition de pays menée par l’Arabie Saoudite soutenant le président Hadi et le gouvernement légitime yéménite a mis en place un blocus. Toute livraison de nourriture, de carburant et de matériel médical par le port Hudaydah et l’aéroport de Sanaa fut désormais impossible. L’aéroport reste encore occupé par le gouvernement légitime. Dès lors, le pays est tombé dans une des plus grosses crises humanitaires mondiale. Aujourd’hui encore, l’insécurité alimentaire est un des problèmes majeurs de cette crise. Il est estimé qu’elle menacera environ 400 000 enfants pour l’année à venir. Les négociations de paix sont en suspens, étant donné le manque de volonté de mettre fin au conflit des deux parties. De plus, le transfert d’armes sur le territoire par d’autres pays encourage le maintien des hostilités, éloignant encore un peu plus les espoirs de paix.

En réponse à cette situation, la résolution 2216 du Conseil de Sécurité de l’ONU a imposé des sanctions aux Houthis : interdiction de voyager, embargo sur les armes et gel des avoirs. Un Groupe d’experts éminents a également été créé en octobre 2017 par le HCDH pour enquêter sur les violations des droits humains aux Yémen et rapporter les informations recueillies au Conseil des droits de l’Homme. Les deux parties du conflit yéménite considèrent les travaux de ce groupe illégitime. A travers ses résolutions, le Conseil a condamné a condamné à plusieurs reprises les violations en cours, appelé les parties à respecter le droit international, demandé des négociations et un cessez-le-feu, appelé à des stratégies de renforcement de la paix inclusives et à la fin des détentions arbitraires et de la famine des civils, et exhorté tous les Etats étrangers à cesser tout transfert d’armes.


Rapport du groupe d’éminents experts

Les trois membres du groupe d’experts sont actuellement Kamel Jendoubi, Mélissa Parke et Ardi Imseis. La session était présidée par la présidente du Conseil, Nazhat Shameem Khan.

Kamel Jendoubi a ouvert la séance en affirmant qu’une réelle volonté de la part des deux parties suffirait à mettre fin au conflit. Cependant, leur mentalité actuelle est toute autre. Mr Jendoubi a souligné que le transfert d’armes au Yémen alimente le conflit et la crise humanitaire.


Lors de son mandat, le Groupe a conduit 142 interviews avec des victimes et des témoins. Ces interviews ont dû se faire à distance en raison de la pandémie de la COVID-19. Les images présentes dans les rapports du Groupe sont donc issues d’images satellites. Malgré les difficultés (pandémie, personnel restreint), le Groupe d’experts a souhaité que son mandat soit renouvelé une année de plus.

Les résultats du rapport montrent que le conflit au Yémen continue, voir s’aggrave, vu le nombre de pertes humaines sans précédent. Le blocus encore actuel a créé une pénurie de nourriture, de carburant et de médicaments. Les civils souffrent de la famine, avec une estimation de 400 000 enfants risquant de souffrir d’insécurité alimentaire l’année prochaine. L’occupation de l’aéroport par le gouvernement légitime empêche l’aide humanitaire d’être administrée de manière efficace. Le Groupe d’expert a réclamé la suspension immédiate du blocus et a appelé l’ONU à mettre en place un système d’aide humanitaire sûr au Yémen.

La milice Houthi ainsi que la coalition saoudienne se bombardent s’attaquent par les airs quotidiennement. Ces attaques sont disproportionnelles et discriminatoires. Au-delà de la violation des principes de précaution que cela implique, de tels actes constituent des crimes de guerre selon la loi internationale. En un an seulement, environ 18 000 civils ont été victimes de ces attaques aériennes, sans compter toutes les infrastructures détruites, y compris médiales.

« Un ambulancier, après avoir visité un site de frappes aériennes à Sana’a, a déclaré : « une semaine plus tard, j’étais dans la zone et, dans le drainage de l’hôtel, nous avons trouvé d’autres corps. Les chiens avaient commencé à manger ces corps. Un mois plus tard, j’ai senti une odeur dans la zone et quand je suis allé au bâtiment, j’ai trouvé une jambe dans le drainage. »


De nombreux cas de disparitions forcées et de détention arbitraire rapportés au Groupe servent une stratégie de propagation de la terreur visant à faire taire les opposants. Par conséquent, les journalistes et défenseurs des droits humains sont particulièrement visés. Les victimes détenues sont torturées et subissent des traitements cruels et inhumains. Il a été rapporté que la milice Houthi violente sexuellement les détenus fréquemment. Des cas détaillés sont présents dans le rapport du Groupe d’experts éminents :

« Une défenseuse des droits humains […] a été maintenue en isolement prolongé pendant quatre mois dans une cellule souterraine sans lumière, et n’a été sorti de cette cellule que tous les deux jours pour être violée. Deux officières Zainabiyat [1] l’emmenaient dans une autre pièce, la déshabillaient et appelaient un homme en disant « elle est prête ». Comme elle l’a déclaré : « J’ai perdu tout le monde. Tous mes amis m’ont rejeté quand j’ai été relâchée, car les Houthis ont répandu des rumeurs selon lesquelles j’étais accusée de prostitution. J’ai également des problèmes avec ma famille … Je réclame justice. »

Le Groupe a affirmé que les femmes, les migrants, les enfants et les minorités encouraient un risque de déplacement, de trafic et de détention arbitraire plus élevé. La minorité Baha’I est activement persécutée par les Houthis. 6 hommes de cette minorité ont été forcés à l’exil par la milice. Les Houthis recrutent des enfants soldats, et selon certaines sources du groupe, l’Arabie Saoudite entraînerait également des enfants pour la guerre au Yémen.

Le Groupe a conclu sa prise de parole en rappelant l’importance de la justice, de l’enquête et de la responsabilisation des coupables pour les crimes ayant lieu au Yémen. Il a également souligné le droit des victimes à la vérité et à la réparation. Il a demandé au Conseil d’implémenter un mécanisme d’enquête similaire à celui existant déjà pour la Syrie, et d’appréhender le cas du Yémen en se basant sur les principes de responsabilité, de dialogue et de justice transitionnelle. Le Groupe a de nouveau invité le CSNU à confier l’affaire du Yémen à la Cour Pénale Internationale afin que des poursuites pénales internationales adéquates soient engagées.


Dialogue Interactif avec les Etats membres et les organisations de la société civile


Le débat a majoritairement tourné autour de la légitimité du mandat du Groupe d’experts éminents. Deux groupes d’idées s’opposaient : Les pays occidentaux soutenaient pleinement le renouvellement du mandat, considérant le Groupe comme le seul mécanisme réellement indépendant de cette enquête. Les pays arabes, le Maghreb et la Chine, au contraire, ont considéré illégitime l’enquête du Groupe d’experts éminents et ont demandé le non-renouvellement de son mandat.


Le représentant du gouvernement du Yémen a ouvert le débat. Il a critiqué le manque de professionnalisme du Groupe et son approche biaisée, malhonnête et erronée. Par conséquent, il a rejeté les résultats « invérifiés » du rapport. Le représentant a cependant affirmé saluer la volonté de mettre en place une enquête des violations des droits humains au Yémen, et a souhaité que cette tâche soit attribuée au comité d’enquête national. Il a défendu la capacité du comité national à rapporter les violations des droits humains selon les standards internationaux et a insisté sur l’importance du principe de responsabilité pour le gouvernement yéménite. Il a demandé à la communauté internationale d’apporter une aide humanitaire et un soutien au comité national.

L’Arabie Saoudite a également rejeté le mandat du Groupe, et a affirmé que les négociations de paix étaient de l’ordre national, donc ne devrait en aucun cas être organisées par des instances internationales. Elle a déclaré que la communauté internationale était biaisée, et que cela était prouvé par le rapport. Elle estime que la description des Houthis par le groupe leur donne du pouvoir.

L’Egypte, au nom du groupe arabe, a exhorté le Conseil des droits de l’homme d’apporter au Yémen le renforcement des capacités et l’assistance technique nécessaire, au lieu « d’imposer » une enquête. Le groupe arabe a rejeté les résultats du Groupe d’experts, de même que le Bahreïn, l’Arabie Saoudite, la Libye, le Koweït, la Jordanie et le Soudan : tous ont demandé à la communauté internationale d’apporter son soutien au comité d’enquête national du Yémen.

L’Union Européenne a considéré le Groupe d’experts éminents comme le seul groupe légitime internationalement. Le représentant de l’Union européenne, ainsi que la France, l’Irlande et le Royaume Uni, ont demandé le renouvellement du mandat. Ils ont également appelé à un cessez-le-feu et invité toutes les parties du conflit à coopérer aux négociations de paix. Ils ont souligné la gravité des violations des droits humains en cours.

Les pays ayant contesté la légitimité du Groupe d’experts ont aussi revendiqué la souveraineté nationale et la non-ingérence. Le Bahreïn a souligné la connaissance du terrain du gouvernement yéménite, dont les initiatives devraient donc être soutenues. Similairement, la Chine s’est positionnée en faveur d’une enquête nationale plutôt qu’internationale. La Chine a condamné le rapport du Groupe d’experts, qu’elle a considéré « trompeur ».

L’Iran a condamné le blocus saoudien et le soutien non remis en question de l’Occident au gouvernement yéménite. Il a affirmé que le blocus affamait les civils et que les frappes aériennes constituaient une violation du droit international. Il a dénoncé la complicité des pays occidentaux dans de tels actes par leur soutien au gouvernement légitime.

Le débat s’est tourné vers la question de l’unité territoriale après qu’une ONG ait proposé un référendum visant à établir un Yémen du Sud autonome qui ferait partie d’un Yémen fédéral. Cette proposition sous-entendant la création d’un gouvernement Houthi, de nombreux pays se sont placés en faveur d’un Yémen uni.

Les organisations de la société civile ont souligné la gravité et la profondeur de la crise humanitaire. Elles ont dénoncé les effets dévastateurs du blocus, qui empêche la livraison sûre de médicaments et pourrait entraîner la mort de 400 000 enfants d’ici l’année prochaine. Une ONG a affirmé que l’insécurité alimentaire était utilisée comme stratégie de guerre par la coalition saoudienne, et qu’il était nécessaire d’enquêter immédiatement sur une telle méthode.

Les organisations de la société civile ont aussi porté l’attention sur les violations des droits humains au Yémen : certaines organisations ont mis en avant la situation de la minorité Baha’i et les privations de libertés que cette population subit à cause des Houthi. Elles ont réclamé que les six Baha’i en exil puissent retourner chez eux en toute sécurité. L’institut national pour les droits et le développement et l’OIPMA ont dénoncé les crimes de guerre commis par chacune des deux parties et ont demandé une enquête de la part de la Cour Pénale Internationale. Des organisations des droits des femmes ont appelé à l’inclusion des femmes dans le gouvernement yéménite et dans les processus de règlement du conflit. Elles ont décrié les transferts d’armes qui perpétuent le conflit.

La plupart des ONG ont apporté leur soutien au mandat du Groupe d’experts, mais certaines ont critiqué le manque d’inclusion des femmes et des enfants, et d’autres ont reproché au groupe de ne pas prendre en compte la responsabilité majeure des Houthis dans le conflit. Les ONG ont enfin souligné l’importance d’une enquête immédiate dans le but de mettre fin à l’impunité qui règne au Yémen.

Le Groupe d’experts éminent a conclu que le manque de volonté de la part des parties au conflit de mettre fin à ce dernier ralentissait le processus de paix. Il a souligné qu’il était urgent de rendre justice aux victimes le plus rapidement possible et ont sollicité la communauté internationale pour agir. Les membres du Groupe ont émis cinq recommandations :


- Premièrement, ils ont demandé au Conseil de Sécurité des Nations Unis de charger la CPI de l’enquête judiciaire de la situation, les autorités nationales n’étant pas disposées à le faire d’elles-mêmes. Ils ont affirmé être convaincus que des crimes de guerres ont été commis.
- Deuxièmement, ils ont demandé au Conseil de Sécurité d’élargir la liste des individus sanctionnés selon la liste qu’ils leur ont soumise.
- Troisièmement, ils ont demandé la mise en place d’une enquête indépendante de la justice pénale pour travailler avec le Groupe.
- Quatrièmement, ils ont demandé aux Etats tiers d’enquêter sur les crimes de guerre commis sous leur juridiction.
- Cinquièmement, ils ont suggéré la création d’un tribunal spécial pour poursuivre les individus responsables de crimes au Yémen à plus long terme.


Position de Geneva International Center for Justice


Le conflit au Yémen est actuellement alimenté par des parties tierces intéressées qui continuent de transférer des armes vers l’Arabie Saoudite afin qu’elles soient utilisées dans le conflit au Yémen. Des preuves de plus en plus évidentes montrent que l’Iran fournit des armes aux Houthis dans une guerre par procuration avec l’Arabie Saoudite. Le Yémen sert actuellement de terrain de bataille pour les deux pays, et les civils yéménites en paient le prix. Cet élément est complètement oublié dans le rapport du Groupe d’experts, ce qui devrait être rectifiée au plus vite. La situation demande une attention immédiate de la communauté internationale, étant donné que le transfert d’armes à l’avantage des Houthis contourne l’embargo sur les armes du Conseil de Sécurité. Par conséquent, il est nécessaire de mener une enquête sur les fournisseurs et leur responsabilité criminelle dans la guerre.

Les fournisseurs d’armes majeurs de la coalition saoudienne sont la France, les USA et le Royaume Uni. Etant donné les immenses revenues que ce marché leur rapporte, les Etats ont tout intérêt à continuer d’alimenter le conflit. GICJ souhaite rappeler à la communauté internationale que la valorisation de ces intérêts économiques est à la source de violations des droits humains commis en toute impunité. Ces ventes d’armes rendent les pays fournisseurs complices de crimes de guerre commis au Yémen. Ainsi, les gouvernements doivent immédiatement cesser le transfert d’armes et honorer leur engagement dans la protection des droits humains. Une enquête devrait examiner la responsabilité de ces pays.

GICJ souhaite également pointer du doigt la terminologie utilisée dans le rapport en ce qui concerne le statut de la milice Houthi. Leur caractérisation comme « autorité de fait » est dangereuse et nuisible. Accorder le titre « d’autorité » à une organisation terroriste lui donne de la crédibilité et un pouvoir normatif. De même, accorder l’indépendance au Nord du Yémen contrôlé par les Houthis, comme le suggèrent certaines organisations de la société civile, donnerait un pouvoir gouvernemental et politique à la milice, ce qui n’est pas souhaitable. Les violences et abus commis par les Houthis rend leur position de candidat légitime au pouvoir dangereuse, et il faut donc l’empêcher. Les témoignages détaillés du rapport devraient suffire à interdire de telles suggestions.

Read in English 

Read in Spanish 


Justice, Human rights, Geneva, geneva4justice, GICJ, Geneva International Centre For Justice



[1] Les Zainabiyat sont les groupes de sécurité féminins Houthis. Leur rôle est notamment de maintenir l’ordre dans les centres de détention.

GICJ Newsletter

Register a violation with GICJ